jeudi, janvier 13, 2011

Lisbonne dans la tourmente des rumeurs

Lisbonne dans la tourmente des rumeurs - Coulisses de Bruxelles, UE
Lisbonne dans la tourmente des rumeurs

de Jean Quatremaire  coulisses de bruxelles liberation   20110112

DSC08178 La guerre que mène la zone euro contre les marchés financiers pour sauver sa monnaie est aussi une guerre de l’information ou plutôt de la désinformation (comme je l'ai déjà écrit sur ce blog à plusieurs reprises). Tous les coups sont permis et tant pis si la déontologie journalistique fait partie des dommages collatéraux. Dernier exemple en date : les « rumeurs », d’abord rapportées par l’hebdomadaire allemand der Spiegel avant d’être reprises par l’agence de presse anglo-saxonne Reuters, faisant état de pressions de plusieurs pays de la zone euro, et notamment de l’Allemagne et de la France, sur un Portugal budgétairement fragilisé afin qu’il fasse appel à l’aide européenne sans attendre d’y être contraint. L’effet a été immédiat : les taux d’intérêt sur la dette portugaise se sont envolés, obligeant la Banque centrale européenne (BCE) a racheter de la dette portugaise sur le marché secondaire (celui de la revente) afin de stabiliser les cours… Heureusement, cela n'a pas eu d'effet sur la levée de dettes que Lisbonne a effectué avec succés aujourd'hui, les taux s'étant même détendus.

Tout commence samedi. Der Spiegel publie un article affirme sans citer de source que « des experts gouvernementaux » allemands et français s’attendent à ce que le Portugal ne puisse bientôt plus se financer sur les marchés, comme cela a été le cas pour la Grèce et l’Irlande, et qu’ils recommandent qu’il se place sous assistance européenne afin d’éviter la contagion à l’Espagne et à la Belgique. Dimanche soir, une dépêche Reuters datée de Bruxelles rebondit sur cette information, sans citer nommément le Spiegel, et, s’appuyant sur une « senior euro zone source », affirme que « la pression de l’Allemagne, de la France et d’autres pays de la zone euro s’accroit sur le Portugal pour qu’il demande l’aide de l’Union et du FMI ». Certes, « aucune discussion formelle sur l’aide n’a commencée », mais, dixit la source, « la France et l’Allemagne ont indiqué dans le contexte de l’Eurogroupe que le Portugal devrait demander de l’aide plus tôt que trop tard » afin, comme l’explique Reuters, d’éviter la contagion à l’Espagne.

Pourtant, la dépêche reconnaît que Lisbonne et Berlin ont démenti l’article du Spiegel. En clair, Reuters n’hésite pas à faire une dépêche sur la base d’une source anonyme en considérant qu’elle pèse plus que deux sources officielles. La moindre des choses aurait été de ne pas inverser l’ordre des informations, d’autant que Reuters est lu dans les salles de marché, c’est-à-dire que les investisseurs, qui payent fort cher leur abonnement à l’agence, et prennent des décisions sur la base de ses informations. Autrement dit, l’information, c’est le titre.

Le malaise grandit le lendemain, « l’information » de Reuters étant reprise par plusieurs médias, avec plus ou moins de précautions, dont Le Monde. Libération contacte ses propres sources, toutes hauts placées. Et là, surprise : que ce soit en « on » ou en « off », l’Elysée dément, Bercy dément, la Chancellerie dément, le ministère des finances dément, la Commission européenne dément, l’Eurogroupe (où siègent les ministres des finances de la zone euro) dément. Où que l’on se tourne, tout le monde dément : il n’y a aucune pression sur le Portugal, même si tout le monde est préoccupé par l’attitude des marchés. L’agence ne s’arrête pas en si bon chemin : dans une dépêche d’hier, toujours datée de Bruxelles, elle parle déjà de la prochaine « bataille », le sauvetage de l’Espagne, puisque « le sauvetage du Portugal, après celui de la Grèce et de l’Irlande, est maintenant regardé comme inévitable »… Reuters a d’ores et déjà enterré Lisbonne. Le pouvoir qu’elle s’attribue est pour le moins étonnant.

« On est en pleine prophétie autoréalisatrice », s’emporte un diplomate européen, DSC08190 qui pointe le comportement de l’agence lors de la crise irlandaise. Celle-ci n’a pas hésité à affirmer que des « réunions secrètes » avaient lieu à Bruxelles au début du mois de novembre pour préparer le sauvetage de l’Irlande alors que, après enquête, Libération affirme que cela n’a jamais été le cas, comme nous l’avions écrit à l’époque. Mais les marchés l’ont cru et ont mis à genoux l’Irlande qui a finalement dû solliciter l’aide européenne alors qu’elle n’en avait pas besoin… Un crime journalistique parfait : comme Dublin a demandé l’aide européenne, c’est donc bien qu’on avait raison de dire qu’elle en aurait besoin...

En réalité, les informations de Reuters datent un peu : en décembre, lors du dernier Eurogroupe de l’année, le ministre des finances portugais a bel et bien été secoué par ses partenaires. Ceux-ci, dont l’Allemagne, la France, la Belgique ou encore le FMI lui ont demandé de prendre des mesures d’austérité supplémentaires et de ne pas attendre trop longtemps pour faire appel à l’aide européenne en cas de besoin. Mais Lisbonne a su les convaincre que ce ne serait pas nécessaire. D’ailleurs, hier, le Portugal a annoncé que son déficit 2010 était inférieur aux 7,3 % prévus… Autrement dit, Reuters se trompe d’un mois dans ses informations, ce qui change tout évidemment. C’est comme annoncer que des troupes se massent à une frontière alors que la crise entre deux pays s'est stabilisée…

La France a déjà fait les frais de ces approximations journalistiques : le 30 novembre Reuters a annoncé qu’elle allait perdre son triple « A », la meilleure note possible, et ce, deux jours avant une émission obligataire. Information totalement fausse qui aurait pu coûter cher en taux d’intérêt à l’hexagone, pour le plus grand bonheur de certains investisseurs…

Le journaliste a-t-il mal compris ce qu'on lui disait ou certains à Bruxelles ont-ils intérêt à mettre le feu aux poudres en bavardant inconsidéremment auprès d'une agence écoutée des marchés ? Croire qu'un appel à l'aide du Portugal permettrait de résoudre la crise n'a, en effet, guère de sens: d'abord parce que le gouvernement portugais tomberait, comme en Irlande, et José Socrates n'a aucun goût pour le suicide politique, et ensuite parce qu'on ne voit pas pourquoi l'incendie ne gagnerait pas l'Espagne ou la Belgique... Il faut une réponse systèmique à la crise, pas faire basculer un domino supplémentaire.


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