jeudi, décembre 09, 2010

Dans les coulisses de la crise de l'euro

Dans les coulisses de la crise de l'euro - Coulisses de Bruxelles, UE
Dans les coulisses de la crise de l'euro

de Jean Quatremaire    coulisses de bruxelles/blogs/liberation.fr   20101209  

L’euro est en guerre. Depuis plus d’un an, il est attaqué par les marchés financiers 1291633948 entrainés par les spéculateurs qui jettent dans la bataille des dizaines, des centaines de milliards d’euros. La Grèce et l’Irlande sont déjà tombées. Le Portugal et l’Espagne vacillent. L’Italie, la Belgique, la France craignent d’être les dominos suivants. Presque douze ans après son lancement, le 1er janvier 1999, l’euro, la monnaie unique de seize pays européens, parviendra-t-il à gagner la mère de toutes les batailles ? C’est peu dire que les Européens sont inquiets : l’euro est « dans une situation exceptionnellement grave », reconnaît ainsi le 23 novembre Angela Merkel, la chancelière allemande, avant de préciser trois jours plus tard qu’elle est « plus confiante qu’au printemps ». Le président du Conseil européen, Herman van Rompuy, le 16 novembre, lance un appel à la mobilisation générale, car la zone euro se bât pour sa « survie » : « nous devons tous travailler de concert afin de permettre à la zone euro de survivre. Car si la zone euro ne survit pas, l'Union européenne ne survivra pas non plus ».

La zone euro n’est pas seule pour affronter des marchés déchaînés qui considèrent désormais que la Grèce, l’Irlande ou le Portugal sont des pays plus risqués que le Vietnam, l’Égypte, l’Argentine, le Maroc… Elle peut compter sur des alliés puissants : ses onze partenaires de l’Union européenne, le Fonds monétaire international (FMI), le G7 ou encore la Chine. Retour, en six dates, sur les coulisses de la crise de la dette souveraine (c’est-à-dire la dette de l’État), une crise que personne n’a vu venir et qui sera au menu de la réunion des ministres des Finances de la zone euro, ce soir, et du Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement des 16 et 17 décembre. Et de la soirée Théma, ce soir sur ARTE, où deux documentaires que j'ai réalisé avec Jean-Michel Meurice seront diffusés ;-)


* Mercredi 18 février 2009 : Berlin murmure à l’oreille des marchés



Dehors, il fait un froid polaire en ce 5 février 2009. Rien que de très normal, puisqu’on est à Ilqaluit, dans le Grand Nord canadien, où vient de s’ouvrir une réunion des ministres des Finances du G7, le groupe des pays les plus industrialisés. Discrètement, Peer Steinbrück, le ministre des finances allemand, Christine Lagarde, la ministre des finances française, Jean-Claude Trichet, le président de la Banque centrale européenne (BCE), Jean-Claude Juncker, le premier ministre du Luxembourg et président de l’Eurogroupe, et Joaquin Almunia, le commissaire européen chargé des affaires économiques et monétaires, s’éclipsent. Cela fait plusieurs semaines qu’ils ont pris l’habitude de se retrouver ainsi, en petit groupe. Mais cette fois-ci, côté discrétion, c’est raté : Giulio Tremonti, le ministre italien des Finances, « a vu qu’on se réunissait entre nous, en petit club, et il en a conçu beaucoup d’aigreur et il nous l’a fait savoir », se souvient en souriant Christine Lagarde.

L’objet de ces rencontres secrètes ? « On travaillait sur un scénario de défaut d’État et on imaginait des voies de secours si jamais cela devait se produire », raconte Jean-Claude Juncker. « On réfléchissait à la façon dont on pouvait exprimer une solidarité, financièrement, conforme aux règles du traité européen, et qui soit de nature à impressionner les marchés », confie Christine Lagarde : « on se posait surtout la question de savoir à quelle vitesse on serait capable de mobiliser des fonds s’il fallait intervenir rapidement en liquidités sur le marché ».

En effet, depuis le début de l’année 2009, les autorités de la zone euro suivent avec inquiétude l’évolution des « spreads », c’est-à-dire l’écart des taux d’intérêt réclamés par les marchés entre les obligations d’État allemandes, réputées les plus sûres du monde, et la Grèce, mais aussi les autres pays périphériques de la zone euro. Ainsi, en janvier 2009, le spread entre l’Allemagne et la Grèce est de près de 244 points de base contre 20 points avant août 2007…

Avant que n’éclate la crise des subprimes, aux États-Unis, « pour les opérateurs de marché, acheter de la dette grecque ou de la dette allemande, c’était à peu près la même chose », explique Philippe Mills, le directeur de l’Agence France Trésor (AFT, qui gère la dette française). Mais, dès août 2007, les investisseurs commencent, doucement, à distinguer entre les pays de la zone euro. Mais rien de très grave encore. C’est au lendemain de la faillite de la banque d’affaires américaine, Lehman Brothers, le 15 septembre 2008, que la situation sur le marché de la dette souveraine s’aggrave brusquement. Car, pour sauver leur système bancaire et faire face à la crise économique, les États mobilisent des centaines de milliards d’euros qu’ils vont emprunter sur les marchés. Les déficits publics plongent et les dettes publiques explosent : entre 20 et 30 points de plus en deux ans. Dès le mois de novembre 2008, les spreads s’écartent dangereusement. Les marchés volent vers la qualité et exigent des primes de risque importantes avant de prêter aux États jugés les plus fragiles.

Les autorités européennes s’inquiètent très vite de cette fébrilité, même si « on n’a pas vraiment pris conscience de toute l’ampleur du problème qui était en train de naître », reconnaît Jean-Claude Juncker. Très rapidement, le coupe franco-allemand et les autorités européennes prennent l’habitude de se retrouver. C’est à l’occasion de l’une de ces réunions secrètes qu’il est convenu que Peer Steinbrück fera une déclaration publique de solidarité, l’Allemagne étant le pays le plus crédible sur les marchés de la planète : « on était d’accord qu’on ne laisserait pas tomber la Grèce », explique Lagarde. Lors d’une conférence de presse, le 18 février 2009, le ministre allemand des Finances, le très orthodoxe Peer Steinbrück (social-démocrate), martèle, en anglais pour être bien compris des marchés financiers, que si « certains pays rencontraient progressivement des difficultés avec leurs paiements » de la dette, « nous nous montrerions en capacité d’agir pour stabiliser ces pays ». Le vendredi 20 février, il remet le couvert : « les traités de la zone euro ne prévoient aucune aide en faveur de pays devenus insolvables, mais en réalité les autres États seraient obligés de secourir ceux qui rencontrent des difficultés ».

Une déclaration ferme qui calme immédiatement les marchés : les écarts de taux d’intérêt se resserrent, même s’ils ne reviennent pas à leur niveau d’avant le début de la crise. Le pire a été évité.



* Lundi 19 octobre 2009 : le jour où la Grèce a vacillé



Les socialistes du PASOK gagnent les élections du 4 octobre et renvoient dans l’opposition les conservateurs de la Nouvelle Démocratie. Georges Papaconstantinou, un brillant économiste qui a fait une partie de sa carrière à Paris, à l’OCDE, est nommé ministre des Finances. Il commence à faire les comptes et tombe de haut : « la découverte de l’ampleur du problème a été faite après plusieurs séances avec les services lors de la préparation du budget », raconte-t-il. « Chaque jour, on découvrait qu’il y avait une partie des dépenses qui n’était pas vraiment bien décrite dans les chiffres officiels. Et qu’on avait utilisé des méthodes non correctes, pour ne pas utiliser un autre mot, pour cacher quelques dépenses ». Le déficit n’est pas de 6 %, comme annoncé par les conservateurs, mais de 13 % du PIB (il faudra un an pour que le vrai chiffre soit connu : 15,7 %...). « On a découvert tout un système qui était pourri », poursuit-il.

La mort dans l’âme, il se rend à Bruxelles, pour sa première réunion des ministres des Finances de la zone euro : « pour nos partenaires européens, les gouvernements changent, mais l’État grec est l’État grec. J’étais assis derrière un signe qui disait « la Grèce » et non pas « le nouveau gouvernement grec ». Donc, mes collègues ont été très sévères parce qu’ils se doutaient très bien qu’il y avait quelque chose qui n’allait pas bien depuis assez longtemps ».

Jean-Claude Juncker, lors de la conférence de presse, ne cache pas son agacement : « La partie est terminée ». Mais, il est moins surpris qu’il n’en a l’air. À début du mois de juillet 2009, le commissaire aux affaires économiques et monétaires, Joaquin Almunia, soumet une note aux ministres des Finances dans laquelle il met en doute le sérieux des statistiques grecques. Pour lui, le déficit est déjà à 10 % du PIB. « J’ai un regret », confirme Christine Lagarde. « On n’a pas suffisamment utilisé le levier de la pression par les partenaires au motif qu’il y avait une élection qui arrivait ». La locataire de Bercy se souvient d’un diner à Athènes, un mois avant les élections, avec le ministre des finances conservateur : « sur un coin de table, il m’a donné la liste de toutes les mesures qu’ils allaient prendre » si la Nouvelle démocratie gagnait les élections : « augmentation du prix du tabac, de la TVA, gel de ceci, réduction des salaires dans tel secteur, etc. Et il écrivait ça à la main sur une espèce de feuille de papier et je me suis dit : c’est pas sérieux. C’est vraiment pas sérieux ».

Au lendemain de l’Eurogroupe, les marchés paniquent : les investisseurs se débarrassent à tour de bras de leurs obligations grecques et exigent des taux d’intérêt de plus en plus élevés. La descente aux enfers de la Grèce a commencé.



* Vendredi 23 avril 2010 : la Grèce appelle au secours



Au 501 Pennsylvania avenue, à Washington, à quelques encablures du Capitole, les ministres des Finances et les banquiers centraux du G7 se retrouvent pour un diner en ce jeudi 22 avril 2010 dans les locaux de l’ambassade du Canada. Au menu : la tempête qui ravage la zone euro. « Timothy Geithner, le secrétaire américain au Trésor, était particulièrement préoccupé par l’incapacité des Européens à stopper une crise qui menaçait la zone euro », raconte Ollie Rehn, le commissaire aux affaires économiques et monétaires. « Il n’y avait chez lui aucune Schadenfreude, cette joie mauvaise face aux malheurs des autres, mais une vraie angoisse ». Le Japon et le Canada sont sur la même longueur d’onde : car si la zone euro sombre, c’est l’ensemble de l’économie mondiale qui décrochera. « Il nous a encouragé à agir », poursuit Rehn.

De fait, les Européens ont multiplié les sommets et autres réunions de l’Eurogroupe depuis le mois de février afin d’assurer la Grèce de leur soutien. En vain : les marchés ne veulent plus d’assurances verbales, ils veulent un plan précis. En entendant, ils exigent des taux d’intérêt de plus en plus élevés avant de prêter de l’argent à Athènes. La faillite menace.

Après avoir longtemps tergiversé, la chancelière allemande, Angela Merkel, aux prises avec une opinion publique qui refuse tous « transferts financiers » au profit de ces « fainéants de Grecs », comme l’écrit le journal populaire Bild Zeitung, accepte finalement, lors du Conseil européen du 26 mars, de porter assistance à Athènes. Mais il faut encore deux semaines pour se mettre d’accord, le 11 avril, sur un plan précis. La Grèce, si elle le demande, aura droit à un prêt de l’Eurozone de 80 milliards d’euros (en tranche sur trois ans), somme à laquelle le FMI ajoutera 30 milliards d’euros. Mais c’est trop tard : les marchés ne croient plus à ces effets d’annonce.

Le lendemain du diner à l’ambassade du Canada, le vendredi 23 avril, Ollie Rehn fait son jogging dans les rues de Washington lorsque son téléphone sonne : le premier ministre grec, Georges Papandreou, vient de demander l’assistance de l’Union, d’une île grecque où il est en déplacement officiel. Son pays n’a plus accès aux marchés : emprunter de l’argent pour payer ses dépenses lui revient trop cher. Le samedi matin, à sept heures, il se rend au siège du FMI, à quelques pas de la Maison Blanche, pour une réunion de travail avec Dominique Strauss-Kahn, Jean-Claude Trichet et Georges Papaconstantinou. Il s’agit de négocier un plan d’austérité, contrepartie de l’aide européenne et internationale, destinée à ramener les comptes publics grecs dans le vert.


* Dimanche 2 mai 2010 : 110 milliards pour Athènes



« Les Grecs ont été très réticents, au début, à accepter nos conditions », raconte Ollie Rehn. « Mais très rapidement, ils ont dû convenir qu’ils n’avaient pas d’autre choix et ils se sont alors montrés très coopératifs ». « Nous n’avons pas attendu le mois de mai », tempère Georges Papaconstantinou. « Le budget que nous avons soumis au Parlement trois semaines après les élections d’octobre prévoyait une diminution d’à peu près quatre points de pourcentage. C’était déjà un effort énorme ». Mais, pour Christine Lagarde, le problème était qu’« en six mois, on a eu au moins trois révisions du chiffre du déficit qui s’aggravait à chaque fois : on passait de 6 à 11, de 11 à 12, de 12 à 13 et des poussières. A chaque fois, évidemment, cela minait la crédibilité de la gestion de la Grèce (…) On avait l’impression que de nouveaux cadavres allaient sortir du placard ». Difficile, dans ces conditions, de rétablir la confiance des marchés.

Désormais, il n’est plus question de tergiverser : il faut tailler à coup de hache, car « la Grèce est arrivée près de la faillite », comme le reconnaît Georges Papaconstantinou. Et l’Allemagne, désormais gouvernée par une coalition CDU/CSU (chrétien-démocrate) et FDP (libéraux) se montre très exigeante : « à la différence de Steinbrück, Wolfgang Schäuble, le ministre des Finances CDU, était prêt à soutenir la Grèce, mais en échange d’un effort très ferme de réduction des déficits », explique Christine Lagarde. Une mission d’experts de la Commission, de la BCE et du FMI se rend donc à Athènes pour négocier les détails d’un plan d’austérité. Au soir du samedi 1er mai, un accord est trouvé : la Grèce devra ramener son déficit budgétaire à 3 % d’ici 2014. Outre les coupes de 4,8 milliards d’euros déjà annoncés pour 2010, la Grèce devra économiser 30 milliards supplémentaires d’ici à fin 2012… Des augmentations d’impôts (la TVA normale va être portée de 21 à 23 %, hausse des assises sur le tabac et l’essence), un recul de l’âge légal de la retraite ou encore la diminution des salaires des fonctionnaires et des retraites font partie de l’amère potion que vont avaler les Grecs. Le lendemain, à 19 h 30, l’Eurogroupe annonce qu’il débloque l’aide de 110 milliards d’euros, qui prendra la forme d’une série de prêts bilatéraux. Tout le monde pense que la crise est enfin terminée. Lourde erreur.


* Lundi 10 mai 2010 : 750 milliards d’euros pour sauver l’euro



Les Européens ont attendu trop longtemps pour aider Athènes. La contagion menace désormais l’ensemble de la zone euro. « Ce n’est plus simplement une attaque contre la Grèce, mais contre l’euro », admet Christine Lagarde. « Ce qui se passait dans les journées du jeudi 6 et vendredi 7 mai était des phénomènes tellement rapides, tellement amples, tellement monumentaux, qu’il fallait bien qu’un certain nombre d’opérateurs aient décidé (…) de provoquer un quasi non-fonctionnement total » de la zone euro, se souvient Jean-Claude Trichet. Un Conseil européen extraordinaire des chefs d’État et de gouvernement est convoqué dans l’urgence vendredi 7 mai au soir à Bruxelles au cours duquel les Vingt-sept chargent les ministres des Finances d’adopter un mécanisme capable de venir en aide à tous les pays qui seraient attaqués.

« Mon collègue américain, Tim Geithner, était très inquiet », raconte Christine Lagarde : Barack Obama téléphone d’ailleurs à Nicolas Sarkozy et Angela Merkel, vendredi et dimanche, pour les conjurer d’endiguer la crise qui menace non seulement la zone euro, mais le monde. Les ministres des Finances se retrouvent dimanche soir 9 mai à Bruxelles pour une réunion de la dernière chance. Il faut parvenir à un accord sur la création d’un Fonds européen de stabilisation financière et sur la somme dont il disposera avant l’ouverture des marchés, lundi matin. La négociation est laborieuse : « c’était angoissant, parce qu’on voyait les heures d’ouverture des marchés avancer à travers la nuit (du dimanche au lundi, NDLR). L’Australie, Wellington, Tokyo. Je voulais absolument qu’on y arrive pour l’ouverture du Japon parce que c’était un marché qui commençait à devenir vraiment pertinent (…) De temps en temps, je sortais pour rendre compte et expliquer aux membres du G7 qui tenaient une conférence téléphonique ouverte de 10 h du soir jusqu’à 3 heures du matin pour comprendre ce qui se passait. Il y avait un sentiment d’angoisse, une grande pression, une grande tension », se souvient Lagarde. « Il y a eu un moment fondamental, le dimanche soir entre 18 et 19 heures lorsque le Président de la République et la Chancelière se sont parlé et ont convenu qu’il fallait un gros chiffre sur la table et qu’il fallait que toutes sources européennes confondues on soit à 500 milliards d’euros ».

Finalement, le FESF pourra emprunter, avec la garantie des États de la zone euro, 440 milliards d’euros et la Commission, 60 milliards d’euros avec la garantie du budget communautaire. Plus 250 milliards de prêts du FMI. Soit 860 milliards d’euros avec l’aide à la Grèce. Le lendemain, la BCE annonce qu’elle rachètera des obligations d’État sur le marché secondaire (celui de la revente) afin de soutenir les cours. La rupture avec l’orthodoxie qui a gouverné la zone euro durant dix ans est totale.



* Jeudi 28 octobre 2010 : Berlin relance la crise



Le diner à huis clos entre les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement et le président de la BCE, Jean-Claude Trichet, se passe mal, très mal. Le sommet du 28 octobre examine la possibilité de restructurer les dettes des États de la zone euro qui seraient aidés par le Fonds européen de stabilisation financière (FESF). Il s’agit d’une exigence allemande en échange de la pérennisation de ce mécanisme de secours dont la durée de vie est pour l’instant limitée à trois ans, jusqu’à la mi-2013. L’idée est que le secteur privé (les investisseurs) paye aussi une partie de la facture : s’ils ont prêté de l’argent à un État impécunieux, ils doivent en supporter, aux côtés des contribuables européens, les conséquences. Trichet prévient que le mot « restructuration » (étalement des remboursements, non-remboursement partiel des obligations d’État, etc.) risque de déclencher une panique sur les marchés : « vous ne vous rendez pas compte de la gravité de la situation », lance-t-il. Aussitôt, Nicolas Sarkozy bondit : « vous ne pouvez pas dire à des chefs d’État et de gouvernement qui ont géré la crise provoquée par les marchés qu’ils sont inconscients. Vous parlez peut-être à des banquiers, nous nous sommes responsables devant nos citoyens ». Ses collègues, las de se faire donner des leçons, approuvent.

Depuis la rentrée de septembre, profitant du semblant de calme sur les marchés, Berlin et Paris négocient en secret un « mécanisme permanent de gestion de crise » inspirée des propositions avancées par Wolfgang Schäuble, le 19 mai précédent. En marge du sommet franco-germano-russe du 18 octobre, à Deauville, Sarkozy et Merkel parviennent à un accord : le FESF sera pérennisé, mais en échange, les dettes contractées à partir de mi-2013 pourront être restructurées. C’est ce compromis qui est endossé par les Vingt-sept dix jours plus tard, en dépit des remarques de Trichet.

Dès le lendemain, les marchés lui donnent raison : l’Irlande, dont le déficit budgétaire est gravement plombé par le sauvetage du secteur bancaire, est sauvagement attaquée par des marchés qui craignent de perdre leur chemise dans une éventuelle restructuration de sa dette. Ils veulent la garantie de l’Union qu’il n’en sera rien.

Le domino irlandais tombe le 21 novembre : alors que Dublin n’a aucun besoin de liquidités avant juin 2011, le pays doit appeler au secours ses partenaires. Les taux d’intérêt réclamés par les investisseurs sont tellement élevés que son retour sur les marchés s’annonce plus que périlleux. Surtout, la contagion menace à nouveau le Portugal et surtout l’Espagne qui, eux, ont besoin de se financer rapidement. Il faut donc donner aux investisseurs ce qu’ils réclament. En échange d’une restructuration du secteur bancaire, l’Irlande obtient donc, le dimanche 28 novembre, une aide de 85 milliards d’euros (à laquelle participent la Grande-Bretagne, la Suède et le Danemark qui ne sont pas dans la zone euro).

Surtout, afin de rassurer définitivement les marchés, l’Élysée a précipité l’adoption du mécanisme permanent de gestion de crise. Durant la semaine du 22 novembre, Nicolas Sarkozy négocie non-stop avec la Chancelière, aidée par Wolfgang Schäuble, afin de la convaincre de renoncer à l’automaticité de la restructuration des dettes publiques qu’elle réclame en cas d’intervention du FEFS. Pour Paris, un tel mécanisme découragerait les marchés de prêter de l’argent à des pays fragiles. Sarkozy lui parle longuement au téléphone jeudi, puis s’entretient avec Jean-Claude Trichet, José Manuel Durao Barroso, le président de la Commission, Herman Van Rompuy et Jean-Claude Juncker. Il appelle aussi Silvio Berlusconi, le président du Conseil italien, José Luis Zapatero, le premier ministre espagnol et José Socrates, le premier ministre portugais.

Samedi 27 novembre, à minuit, les équipes des ministères des finances allemand et français parviennent à un accord, accord confirmé lors d’un entretien téléphonique dimanche matin entre l’Élysée et la Chancellerie suivi d’une conférence, toujours téléphonique, avec Juncker, Barroso, Trichet et Van Rompuy. Il est convenu que les autorités européennes et le FMI décideront « au cas par cas » de la nécessité ou non d’une restructuration des dettes contractées après juin 2013. Le jeudi 2 décembre, la BCE jette un nouveau seau d’eau froide sur les marchés en annonçant qu’elle continuera à accorder aux banques autant d’argent qu’elles le demandent et à racheter des obligations d’État autant qu’il sera nécessaire. L’euro, qui avait plongé en quelques semaines de 1,42 dollar à moins d’1,30 dollar rebondit aussitôt à 1,34 dollar. L’incendie semble une nouvelle fois circonscrite. Pour longtemps ?



N.B.: une version raccourcie de ce récit est paru dans Libération d'hier.


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