lundi, octobre 04, 2010

No taxation without translation !

No taxation without translation !

DI Jean Quatremere   20101003   Coulisses de Bruxelles / Liberation.fr


No taxation without translation !

20100224 Berlaymont Un porte-parole anglophone du commissaire européen chargé de la culture à peine capable de bafouiller quelques mots dans une autre langue que l’anglais pour annoncer la journée européenne des…langues qui a eu lieu le 26 septembre. Ce serait amusant si cela ne traduisait une réalité inquiétante pour l’avenir de l’Union : l’anglais est désormais la langue unique, ou presque, des institutions communautaires. Ainsi, en 2010, selon des chiffres obtenus par mes collègues d’Europolitique, l’anglais est la « langue source » de 75 % des documents rédigés par la commission, contre 8,32 % pour le français et 2,74 % pour l’allemand. Bien sûr, les documents définitifs seront, un jour ou l’autre, plutôt l’autre d’ailleurs, traduits dans les autres idiomes de l’Union, et notamment en allemand et en français, les deux autres langues de travail de la Commission. Mais, désormais, presque tout le travail préparatoire s’effectue en anglais ce qui oriente évidemment le fond des textes.

L’essor de l’anglais, qui a ramené toutes les autres langues de l’Union au rang de langues tribales, a été extrêmement rapide. Il a commencé avec l’élargissement aux pays nordiques, en 1995 (et non avec l’adhésion de la Grande-Bretagne et de l’Irlande en 1973, ces deux pays ayant toujours respecté les accords Pompidou-Heath et envoyé à Bruxelles des diplomates et fonctionnaires parlant français). En 1997, l’anglais passe devant le français comme langue source des documents (c’est-à-dire comme langue d’origine), avec 45 % contre 41 % pour le français et 5 % pour l’allemand. La part d’utilisation du français s’est ensuite littéralement effondrée : 32 % en 2000, 26 % en 2004, 12 % en 2008. Avec moins de 10 %, la langue française n’est désormais plus qu’une langue anecdotique au sein de la Commission. Cette tendance, même si je n’ai pas de chiffre aussi précis à ma disposition, est à peu près la même au sein du Conseil des ministres et au Parlement européen. Cette domination a ses aspects ridicules: outre tous les sites internets dotés d'un nom anglais, certaines directions générales, pour faire moderne, changent de nom. Ainsi, la DG "transport" est devenue "move". Si, si...

La responsabilité de cette hégémonie de l’anglais est en grande partie imputable aux Français, mais aussi aux pays européens qui revendiquent un statut pour leur langue. Ainsi, les élites françaises, lorsqu’elles sont à Bruxelles, abdiquent leur langue sans aucun problème, à l’image d’un Pascal Lamy qui, lorsqu’il était commissaire au commerce (99-2004), a privilégié l’utilisation de l’anglais au sein de sa direction générale. De même, Christine Lagarde, la ministre des Finances, ne s’exprime qu’en anglais lorsqu’elle siège au sein de l’Eurogroupe ou du conseil des ministres des Finances, à la consternation de la Belgique et du Luxembourg. Mais c'est aussi vrai des fonctionnaires français qui sont tellement habitués à ce qu'on leur renvoie leur arrogance supposée au visage qu'ils n'osent plus parler français voire penser en français. Un dirigeant d’entreprise français m’a ainsi raconté que, la semaine dernière, il a assisté à une conférence donnée par un fonctionnaire français de la Commission. À sa grande surprise, il a constaté que ses notes préparatoires étaient en anglais… Bref, Bruxelles, c'est la Grande-Bretagne, désormais!

Les Allemands ont beaucoup fait pour couler l’usage du français : faute de pouvoir imposer leur langue, ils ont privilégié l’anglais partout où ils le pouvaient. Ainsi, l'actuel secrétaire général du Parlement européen, un Allemand,a supprimé la signalétique en français des écrans, y compris à Strasbourg, pour ne laisser subsister que l’anglais, comme si la seule vue du français le rendait malade. L’intervention du gouvernement français a permis de revenir au statu quo ante.

Une logique pour le moins étrange : couler le français va-t-il sauver la langue allemande ? On la retrouve pourtant chez les Italiens ou les Espagnols, comme si l’anglais était une langue neutre et moins « arrogante » que le français. Sur ce point, un des mes collègues d’Afrique du Nord vient de m’en raconter une bien bonne : appelant un des conseillers (anglais, bien sûr) de Lady Ashton il y a quelques jours, il lui demande effrontément s’il parle français. Réponse : « non, nous sommes Anglais et nous parlons anglais ».

Cette domination de l’anglais est très loin d’être neutre. Comme j’ai souvent eu l’occasion de le dire, une langue, c’est un moyen de communiquer (argument de ceux qui défendent l’anglais langue unique), mais aussi de transmettre un système de valeurs. Vous ne verrez par exemple jamais un Américain accepter de négocier dans une autre langue que la sienne, à la différence d’un Français toujours prompt à complaire. En anglais, libéralisme, concurrence, administration, État, réglementation, gouvernement, élargissement ou OGM, par exemple, n’ont absolument pas la même connotation qu’en français (je parle pour ma langue). Est-ce un hasard si l’Union s’est lancée à corps perdu dans « l’ultra libéralisme », pour reprendre ce mot que je n’aime guère, au moment où l’anglais devenait dominateur ? Essayer de parler du rôle de l’État à un fonctionnaire européen (même Français) est parfois délicat, ses modes de pensées n’étant plus ceux de son pays d’origine, d’où une incompréhension grandissante entre les fonctionnaires européens « hors sol » et les États membres. Un autre exemple : la direction générale élargissement, qui ne travaille qu’en anglais et depuis longtemps, est curieusement aussi favorable à un élargissement sans fin que la Grande-Bretagne qui cherche la dilution de l’Europe…

On voit les risques : l’Union n’est pas une organisation internationale classique, car elle a une vocation fédérale. Or, l’on ne peut diriger un tel ensemble dans une langue, et donc un système de pensée, étrangère à la quasi-totalité de ses peuples (sinon cela porte un nom, le colonialisme). Il faut que les citoyens puissent se retrouver dans les textes qui sont adoptés à Bruxelles, ce qui devient de moins en moins le cas.

La langue unique a d’ores et déjà engendré une « pensée unique européenne » — critiquer à Bruxelles les marchés où de remettre en cause certains aspects de l’économie de marché, ou encore l’élargissement, par exemple, vous vaudra la bastonnade. Ce qui ne peut qu’éloigner d’elle les citoyens dont elle prétend faire le bien. Je ne peux m’empêcher d’établir un lien entre le monolinguisme qui règne désormais à Bruxelles, la pensée unique européenne et la montée de l’euroscepticisme.

Bref, ne pas vouloir voir le problème de cet unilinguisme forcené, c’est prendre le risque de saper les bases multiculturelles du projet européen. Comme le disait récemment un de mes collègues italiens en rigolant, « no taxation without translation » !


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