jeudi, octobre 28, 2004

Joska avait raison

Joschka avait raison


Le projet de Constitution adopté le 18 juin à Bruxelles est-il bon ? Jean-Louis Bourlanges décrit bien la déception de beaucoup d’Européens quand il confesse[1] «J’avais coutume de dire quand je regarde la Constitution, je me désole; quand je la compare au Traité de Nice, je me console. Mais je me console de moins en moins : le texte du 18 juin ne déplace pas les lignes par rapport au Traité de Nice. L’essentiel des compétences politiques (défense, politique étrangère, fiscalité, lutte contre la criminalité) demeure régi par un système de décision à la fois archaïque et paralysant.»

«Un système archaïque et paralysant » ! Qu’est-ce qui bloque ? Comment expliquer que, même les plus pro-européens critiquent aussi vivement la Constitution qui nous est proposée ? La règle d’unanimité a été maintenue sur toutes les questions importantes. De ce fait, quel que soit le vote des citoyens au moment des élections européennes et même lorsque la gauche gouverne 12 pays sur 15, le Conseil européen, organe central du pouvoir, ne fait avancer que les projets correspondants au plus petit commun dénominateur (à la mode libérale). Il faudrait que 15 pays sur 15 (et maintenant 25 sur 25) soient d’accord pour que l’on puisse vraiment changer de cap… Aucune alternance n’est jamais possible. Le bilan du Conseil n’est jamais soumis à un débat public. Les projets ne sont jamais soumis au vote des citoyens… Le Conseil n’a pas un fonctionnement démocratique. Quant à la Commission, sa composition rend son fonctionnement de plus en plus incompréhensible par le citoyen : c’est un homme de centre gauche, Romano Prodi, qui préside la Commission qui achève son mandat mais son Commissaire à la fiscalité est un ultra-libéral qui propose de supprimer l’impôt sur les sociétés ! Où est la cohérence ?

Ce n’est pas en améliorant la bougie qu’on a inventé l’électricité. Ce n’est pas en mettant quelques rustines aux institutions conçues à 6 que l’on fera naître l’Europe des 30. Rester dans une logique intergouvernementale nous mène à l’impasse : comment justifier que, sur les questions les plus importantes, on donne le même poids au gouvernement allemand et à celui de Malte (dont la population est 209 fois plus petite) ? Certes, pour sortir de la règle d’unanimité, un dispositif de « coopération renforcé » a été prévu. Mais pour la politique extérieure, par exemple, il faudra l’autorisation de tous les pays pour qu’un groupe de pionniers ait le droit de se constituer… Est-il démocratique que Malte (0,08% de la population européenne) puisse bloquer une coopération éventuelle entre la France, l’Allemagne et quelques voisins ? Que Malte ne soit pas obligé de participer, cela se comprend mais que Malte (ou tout autre gouvernement) puisse définitivement nous empêcher d’avancer, c’est injustifiable.

Comment sortir de l’impasse ? «L’élargissement rend indispensable une réforme fondamentale des institutions.» affirmait Joschka Fischer, le Ministre allemand des Affaires étrangères, à l’Université Humboldt de Berlin le 12 mai 2000. «Comment imaginer un Conseil européen à 30 chefs d’Etat ? Combien de temps les réunions vont-elles durer ? Des jours, des semaines entières ? Comment parvenir à 30, dans les institutions actuelles, à adopter des décisions et encore à agir ? Comment éviter que les compromis ne soient de plus en plus étranges et que l’intérêt des Citoyens pour l’Union ne finisse par tomber bien en dessous de zéro ? Autant de questions auxquelles il existe une réponse toute simple : le passage à un système entièrement parlementaire que demandait déjà Robert Schuman il y a cinquante ans. »

Elaguer et mettre en place un régime parlementaire «Les problèmes du XXIème siècle ne peuvent être résolus avec les peurs et les recettes des XIX et XXème siècles, continuait Joschka Fischer. Une répartition précise des compétences entre la Fédération et les Etats nations devrait laisser à la Fédération uniquement les questions demandant à être réglées impérativement au niveau européen tandis que le reste demeurerait de la compétence des Etats. Il en ressortirait une Fédération élaguée, capable d’agir et compréhensible pour ses citoyens parce qu’elle aurait surmonté son déficit démocratique. » concluait le Ministre allemand dans un discours qui reste totalement d’actualité. Si l’on adoptait le fonctionnement parlementaire proposé par Robert Schuman et Joschka Fischer, l’ensemble de la Commission, le Gouvernement européen, serait d’une seule couleur politique, celle qui a la majorité au Parlement européen. Il n’interviendrait que sur les questions sur lesquelles un pays isolé n’a plus vraiment de souveraineté, celles sur lesquelles nous devons absolument nous unir pour être efficaces (défense, diplomatie, monnaie, recherche, sécurité intérieure, environnement…). Il serait désigné par la majorité du Parlement européen pour mettre en œuvre le projet exposé aux citoyens avant les élections européennes. Il aurait cinq ans pour mettre en œuvre ce projet (le Conseil n’ayant qu’un rôle limité, comme le Sénat en France).

Il disposerait d’une fiscalité propre. Impôt sur les bénéfices, écotaxe ou taxe Tobin améliorée, un impôt voté par le Parlement européen financerait la défense, la diplomatie, la recherche, les fonds structurels, l’aide aux nouveaux adhérents comme l’aide à la Turquie (Cf Rocard et Larrouturou « Pour un impôt européen » Libération 19 mars 2004). Tous les 5 ans, les citoyens pourraient faire le bilan de l’action de la majorité sortante et décider de lui donner ou non cinq ans de plus... La proposition de Joschka Fischer aurait l’intérêt aussi de respecter le principe fondamental de toute démocratie : un homme, une voix. Un député élu à Malte ayant le même poids qu’un député élu en Allemagne; le vote d’un citoyen Polonais aux élections européennes ayant le même poids que le vote d’un Irlandais ou d’un Espagnol.

La proposition Delors Comment être sûr que les élections au Parlement européen seront réellement des élections européennes et non 25 élections nationales organisées simultanément comme ce fut le cas en juin dernier ? En 1997, Jacques Delors proposait que les formations politiques européennes désignent avant les élections leur candidat au poste de Président de la Commission. Aux Etats-Unis (d’Amérique), les citoyens élisent un ticket (Président et Vice Président) en même temps qu’ils désignent leurs représentants. De ce fait, les électeurs du Texas ont conscience de participer au même scrutin que ceux de Floride. Pourquoi les partis qui participent aux élections européennes ne pourraient-ils pas désigner avant les élections les trois personnalités (issues de trois pays différents) qui dirigeraient la Commission pendant 5 ans ? C’est un bon moyen pour forcer les partis à s’entendre sur des programmes réellement européens.

Les propositions de Joschka Fischer, assez proches de celles formulées en 1994 par la CDU d’Helmut Kohl, avaient suscité l’enthousiasme de tous ceux qui veulent construire une Europe politique capable de faire équilibre à l’hyper-puissance américaine. A gauche, un très grand nombre de militants et d’élus socialistes avaient immédiatement exprimé leur soutien à Joschka Fischer. Et, à droite, les Européens convaincus avaient applaudi aussi : « Le discours de Joschka Fischer a le mérite de tracer un cap et de dégager l’horizon de l’Union » affirmait Xavier de Villepin. Alain Juppé, pressentant l’opposition anglaise, affirmait qu’il ne fallait pas avoir peur d’une « crise clarificatrice ». « Ces propositions tombent à pic. Si nous n’allons pas dans ce sens, l’Europe ne ressemblera plus à rien. » appuyait Hubert Haenel, le Président RPR de la délégation du Sénat pour l’Union européenne (Le Monde du 30 mai 2000).

Le Non de Védrine Hélas, très vite, le Ministre français des Affaires étrangères entreprit d’étouffer l’enthousiasme naissant. Hubert Védrine expliqua d’abord que Fischer s’exprimait à titre personnel. Mais comme le Chancelier Schröder et le Président Johannes Rau exprimèrent leur soutien à la démarche de leur Ministre, l’argument ne fit pas long feu. Puis, M. Védrine expliqua qu’il n’avait pas «de goût pour les controverses théoriques», comme si le fait de passer d’une usine à gaz technocratique à une démocratie parlementaire était une controverse théorique !

Au sein du PS, le trouble grandissait : Pourquoi Védrine était-il tellement fermé à la proposition allemande ? On expliqua aux militants que, à cause de la cohabitation, la France ne pouvait pas répondre aux initiatives allemandes. Mais quand le Président Chirac, devant le Bundestag, affirma que Fischer avait raison et qu’il fallait donner une Constitution à l’Europe, Pierre Moscovici affirma que le discours du Président n’engageait pas les autorités françaises… L’explication de la cohabitation s’effondra. Non, Non et Non ! Védrine et Moscovici ne voulaient pas refonder l’Europe ni lui donner une Constitution. La discussion devait porter seulement sur « le reliquat d’Amsterdam » disaient-ils. Le reliquat du reliquat de Maastricht… La question est trop importante pour ne pas rétablir la vérité : il est faux de dire que « les Français » ont dit Non au projet de Fischer comme on l’entend dire à Bruxelles et ailleurs :on a clôt le débat avant qu’il ne devienne un vrai débat public. Il est faux de dire que les socialistes, dans leur ensemble, ont dit Non. Toutes les motions préparatoires au Congrès de Dijon exprimaient au contraire la nécessité de construire une Europe fédérale (et Hubert Védrine n’en a signé aucune…).

Certes ! nous dira-t-on, les propositions de Fischer sont très intéressantes mais il y a peu de chance que Tony Blair accepte cette Europe politique. Que faire si -pour un temps au moins- la Grande Bretagne refuse d’avancer dans ce sens ? Dés 1946, Winston Churchill pressait la France et l’Allemagne de construire les Etats-Unis d’Europe mais il affirmait déjà que la Grande Bretagne n’avait pas vocation à en faire partie ! La Grande Bretagne garderait un rôle de charnière entre les Etats-Unis d’Amérique et les Etats-Unis d’Europe. Pourquoi ne pas accorder au Royaume Uni cette position distincte et privilégiée ? Nul ne peut être obligé d’aller plus loin qu’il ne le souhaite. Mais nul n’a le droit de ralentir exagérément la marche des autres.

Et qu’on ne nous dise pas qu’il faut forcément l’unanimité pour modifier un Traité international. Dans le Nouvel Observateur du 4 décembre 2003, Robert Badinter dénonçait « le carcan » dans lequel on allait enfermer l’Europe. Il rappelait que « de nombreux Traité internationaux comportent une clause de révision à la majorité simple ou à la majorité des 2/3 comme la Charte des Nations-Unies. » Malgré l’opposition des Etats-Unis, le protocole de Kyoto va entrer en vigueur puisque 55 Etats représentant 55% des émissions de CO2 l’ont ratifié. Il est donc totalement faux de dire que l’unanimité s’impose à toutes les négociations internationales. Ce « carcan » s’impose à nous uniquement parce que les diplomates qui négociaient l’ont bien voulu. Réunie quelques jours après les élections européennes qui avaient sanctionné 23 gouvernements sur 25, le sommet des 17-18 juin, le « sommet des battus », s’est déroulé dans une ambiance franchement morose. Il fallait arriver à un accord coûte que coûte et donc accepter des clauses que l’on aurait refusées quelques mois plus tôt…

Le seul reproche qu’on pouvait faire aux propositions allemandes, c’est qu’elles ne s’adressaient qu’à un « centre de gravité » qui semblait restreint aux 6 fondateurs. Fischer s’en est expliqué depuis (Berliner Zeitung 28 février 2004) : si il avait à réécrire son discours, il maintiendrait le besoin de refondation mais «les visions d’une petite Europe sont tout simplement dépassées. » Sur des bases claires, clairement démocratiques, la proposition de participer à la construction d’une nouvelle Europe doit être faite aux citoyens des 25 états.

N’ayons pas peur du débat. En 1945, le peuple français a refusé la Constitution qui lui était proposée. La France n’en est pas morte. Le débat qui avait précédé le référendum avait été assez clair pour que l’Assemblée se remette au travail et, huit mois plus tard, par un nouveau référendum, le peuple approuvait un texte différent.

Et Poul Rasmunsen (Président des Socialistes Européens) ? Et Jose Luis Zapatero (Premier Ministre espagnol) ? Ont-ils tort de soutenir le compromis du 18 juin ? A leurs yeux, « la France » ne veut pas aller plus loin. Ils ont de bonnes raisons de le croire : c’est un Ministre français qui a dit Non aux propositions allemandes et c’est un autre Français, Valéry Giscard d’Estaing, qui a tout fait, durant la Convention, pour éviter les votes qui auraient mis Londres en minorité. Si la France dit Non aux propositions d’approfondissement et si la France s’incline en permanence devant les demandes anglaises, ils peuvent, en toute bonne foi, estimer que la France ne veut pas d’une Europe politique. Dans ce cas, le compromis du 18 juin est la moins mauvaise solution. Mais la France est-elle hostile à une Europe vraiment démocratique ? Valéry Giscard d’Estaing et Hubert Védrine ont-ils le monopole de la pensée européenne ?

Que les citoyens s’expriment ! Ne laissons pas mourir l’Europe ! Si l’on avait attendu un accord entre diplomates, le Mur de Berlin serait toujours debout. Ce sont des citoyens, des élus, des syndicats et des associations qui ont voulu et obtenu la chute du Mur et la réunification de l’Europe. C’est aux citoyens, aux élus, de dire aujourd’hui quelle Europe ils veulent construire. Si l’on pense que le compromis de Bruxelles n’est guère meilleur que le Traité de Nice, si l’on partage aussi la conviction que nous ne devons pas laisser l’Europe s’enfoncer dans une crise qui peut être fatale, nous devons être le plus nombreux possible, élus et citoyens, à signer la pétition demandant que s’ouvre une nouvelle négociation portant sur deux textes distincts :

► une Constitution, un texte court qui ne traite pas du contenu des politiques mais seulement des valeurs, des droits fondamentaux et du fonctionnement des institutions. Un texte qui s’inspire fortement des propositions de Joschka Fischer, de celles de Jacques Delors et, si nécessaire, de Winston Churchill…

► un Traité social, qui fixe des critères sociaux ambitieux, comparables aux critères de Maastricht, et change les règles du jeu en matière de monnaie, de fiscalité, d’agriculture et de relations Nord-Sud. Un Traité qui reconnaît la primauté du principe d'intérêt général sur le droit de la concurrence. Un Traité qui reconnaît vraiment en droit la notion de service public et donne contenu et force à la notion de développement durable. La négociation pourrait partir de la proposition de Traité de l’Europe sociale soutenue par Jacques Delors, Bronislaw Geremek, Michel Rocard, Susan George, José Bové, Antonio Guterres, Elio di Rupo, Enrique Baron Crespo, Jean-Jacques Viseur, Robert Goebbels, Piero Fassino, Timothy Radcliffe, Mgr Ricard, Dominique Wolton et plus de 400 responsables issus de 9 pays de l’Union (Cf www.europesociale.net). L’Europe doit avancer sur ses deux jambes, le Traité monétaire et un Traité social. C’est sur ces deux jambes que l’on pourra poser son corps et sa tête, l’Europe politique, l’Europe de la recherche et de la défense. Une Europe qui construit la paix par la coopération et le développement durable….

[1] Le Nouvel Observateur 24 juin 2004

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